L'Histoire du soldat

de Charles Ferdinand Ramuz et d'Igor Stravinsky, oeuvre donnée lors du Festival de clarinette, Montpellier, 28 juin 2025

DÉCOUVERTE

Luc-Olivier Bosset

7/3/20253 min read

Le festival de clarinette de Montpellier a mis à l’honneur le samedi 28 juin dernier à la maison des chœurs de cette même ville « L’histoire du soldat », un conte écrit par Charles-Ferdinand Ramuz et mis en musique par Igor Stravinsky. Formant un trio aussi complémentaire qu’inspiré, Andrea Fallico (clarinette), Nina Skopek (violon), Anne-Claire Lantenois-Hochart (piano) ont habité la musique aux rythmes complexes et aux harmonies audacieuses qu’est celle de Stravinsky pour nous la rendre accessible et inspirante. Avec une mise en scène sobre et judicieuse, le comédien Cyprien Gabolde a richement interprété les différents personnages du conte de manière que le texte ne se superpose pas à la musique, mais qu’il se conjugue avec elle. Cette conjugaison a eu comme effet de ne rendre que plus saisissante la scène finale où le soldat, le visage éteint, suit de manière servile le diable aux traits non pas d’un monstre crochu, mais d’une petite fille innocente.

D’inspiration faustienne, l’argument de cette œuvre reprend un vieux conte russe où un soldat rentre chez lui. Usé par les épreuves qu’il vient de subir, ce militaire affamé et pauvre n’a qu’une seule idée en tête : retrouver un peu de chaleur, un foyer, sa fiancée. Vulnérable et susceptible d’être influencé en raison de sa fragilité, cet homme est une cible commode pour le diable. De la viande, du vin et des cigarettes et de l’or grâce à un livre qui prédit l’avenir contre son petit violon. Comment pourrait-il refuser un tel échange ? Subrepticement, la pièce nous place devant cette interrogation : qui en aurait la force ? Qui peut l’affirmer ? Ne connaissant pas la véritable identité du petit vieillard dont Ramuz souhaitait qu’il soit garni d’un filet à papillon, le soldat pense que cette transaction ne va provoquer qu’un court retard avant de retrouver les siens. Revenir riche au pays n’est-ce pas plus engageant que d’arriver au village avec un manteau en guenilles ?

Cependant, prenant conscience de son erreur, le soldat arrive à récupérer son violon. Malheureusement, il ne berne pas le diable longtemps, puisque la scène finale met en scène ce dernier ayant trouvé un nouveau visage, celui d’une petite fille, arrivant de nouveau à aspirer à sa suite le militaire qui docilement, tête baissée et sans révolte, lui emboîte le pas.

Cette Histoire du soldat avive l’attente d’une personne qui puisse réussir à ruser avec le diable. Elle entrouvre cette perspective, mais en même temps la referme. Pour le compositeur et philosophe Theodor W. Adorno, ce soldat représente « cette figure typique de cette génération d’après la Première Guerre mondiale qui a fourni au fascisme ses hordes […] ». Effectivement, ce conte est un récit saisissant rappelant combien il est facile d’être continuellement berné par des adversaires sournois.

Dans la tradition chrétienne, un verset du premier livre de la Bible est appelé proto-évangile. Après qu’Adam et Eve eurent mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, le Seigneur s’adresse au serpent pour lui dire : « Je mettrai de l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui mordras le talon. » (Genèse 3,15). Si la tradition chrétienne a perçu un éclat de l’évangile dans ces propos, c’est parce qu’ils annoncent que le pouvoir du serpent n’est pas illimité. Parmi la descendance d’Eve et d’Adam, quelqu’un arrivera à détrôner la puissance de la tromperie. En racontant comment Jésus ne se laisse pas berner par les séductions fourbes que lui soumet le diable dans le désert (Matthieu 4,1-11 ; Marc 1,12-13 ou Luc 4,1-13) ou dans le jardin de Gesthémani (Matthieu 26,36-48, Marc 14,32-42 ou Luc 22, 40-46), les différents évangiles exposent que la promesse lointaine de la Genèse a été accomplie. La puissance de la tromperie n’est toujours vainqueure. Par Jésus de Nazareth, elle a été déboulonnée de son socle.

Cette affirmation évangélique ne signifie pas que des puissances sournoises ne seraient plus à l’œuvre dans nos quotidiens. Hier comme aujourd’hui, les soldats vulnérables que nous sommes tombons encore dans leurs rets. Cependant, les évangiles nous offrent la possibilité de vivre cette réalité sous un autre éclairage que celui offert par l’Histoire du soldat. Être pris au piège du pouvoir sournois de la tromperie n’est pas la scène dernière de notre existence, elle n’en est que l’avant dernière. La scène ultime, quant-à-elle, a été inaugurée par la résistance aussi rusée que sage incarnée par Jésus de Nazareth. Vivre sous cet éclairage ne nous empêche pas de tomber. Cela nous empêche simplement de désespérer.