L’indifférence contemporaine et la vocation prophétique de l’église
Entre sécularisation, indifférence et anxiété modernes, besoin d’authenticité... et si l’attention à la parole vraie de l'autre redonnait à l’église tout son sens aujourd’hui ?
DÉCOUVERTE
Luc-Olivier Bosset
10/24/20258 min read


Du 19 au 21 octobre 2025, j’ai eu la chance de participer dans la ville de Zurich, à un colloque sur l’avenir de l’église réformée en Suisse. Ce colloque est l’une des nombreuses manifestations qui marquent les 500 ans de la Prophezey, une institution éducative fondée par le réformateur Huldrych Zwingli en 1525.
La démarche de Zwingli
À l’origine, cette école de théologie était ouverte aussi bien aux laïcs qu’aux clercs, aux fidèles qu’aux pasteurs. Elle poursuivait l’objectif de promouvoir une discussion commune autour des Écritures bibliques, lues dans leurs langues originelles (hébreu et grec) afin que chacun puisse se forger une compréhension personnelle des textes, sans dépendre d’une hiérarchie ecclésiastique imposant une manière de penser. Grâce à ces discussions qui étaient publiques, cette Prophezey visait à renforcer la connaissance des Écritures afin de permettre à chacun de juger par lui-même des questions de la vie et de la foi. En formant une nouvelle génération de prédicateurs et de fidèles éclairés, elle a contribué grandement à diffuser les idées de la Réforme à Zurich et au-delà. Son modèle inspira d’autres institutions éducative dans le monde protestant. Ce n’est qu’en 1832, au moment où était fondée l’actuelle université de Zurich, que le nom intriguant et étrange de Prophezey a été abandonné au profit d’une appellation beaucoup plus classique et toujours en cours : Faculté de théologie.
Pourquoi cette appellation ?
En choisissant le terme de Prophezey, Zwingli s’inspirait d’un passage de la première lettre aux Corinthiens affirmant que « celui qui parle en langue ne parle pas aux humains, mais à Dieu, car personne ne le comprend, et c’est en esprit qu’il dit des mystères. Celui qui parle en prophète, au contraire, parle aux humains : il construit, il encourage, il réconforte. » (1 Co 14,2-3, traduction : Nouvelle Bible Segond). La figure du prophète s’oppose ici à celle d’un chaman enthousiaste qui en entrant en transe se met à exprimer des messages dans des langues incompréhensibles pour le commun des mortels. Au lieu de détenir un accès privilégié aux mystères de la révélation et d’inviter les autres à cultiver un tel privilège, le prophète est celui rend accessible à tous la Parole de Dieu afin que chacun en ressorte éclairé et édifié.
Un colloque pour penser à nouveau la mission contemporaine de l’église réformée
De ce colloque, je retiens l’intervention du professeur Bruce Gordon de la Divinity School de Yale (New Heaven, Connecticut, USA). Spécialiste de la pensée de Jean Calvin ainsi que de la Réforme en Suisse au XVIe siècle, Gordon a exprimé sa vive curiosité à participer à un colloque concernant l’avenir de l'église, lui qui passe son temps à en scruter le passé. Apportant une perception renouvelée de la Prophezey, ses réflexions offrent une vision intéressante de la mission de l’église réformée au XXIe siècle. (Vous pouvez retrouver ici le texte de la conférence de Bruce Gordon, traduit en français)
Face à la sécularisation, des propositions de mariage pop-up ou de baptême drop-in
Avant de présenter les thèses de Gordon, dressons un constat sur les églises réformées des différents cantons suisses : elles ont du mal à trouver leur place dans une société devenue profondément sécularisée. Cette difficulté vient de leur histoire d’églises ouvertes à la multitude des membres d’une population (Volkskirche ou église multitudiniste). Reconnues par l’État, elles ont assumé et assument encore un rôle culturel et social important. Elles sont ancrées dans la vie publique, même si aujourd’hui beaucoup de leurs membres ne sont pas des pratiquants réguliers.
La sécularisation profonde de la société fait que le terreau qui portait la démarche de ces églises multitudinistes a évolué. Aujourd’hui, en Suisse comme dans d’autres pays européens, la majorité des personnes de la population disent ne plus en faire partie. Ces personnes-là sont-elles devenues athées ? Pas nécessairement ! Elles continuent à être sensible à la spiritualité, cependant sans avoir besoin pour vivre leurs croyances d’appartenir à une institution ecclésiale officielle et reconnue historiquement.
Face aux besoins spirituels persistants, certains parmi les églises de multitude proposent d’abaisser le seuil d’exigence afin de mieux répondre aux demandes religieuses de la population. Des offres de mariages pop-up ou de baptêmes drop-in sont ainsi proposées où les cérémonies ont lieu sans préparation particulière et dans l’endroit choisi par les demandeurs (mariage dans un parc d’attraction, baptême dans la rivière du village sans la présence de membres de la communauté ecclésiale, etc.).
L’indifférence vis-à-vis des religions établies, signe d’un oubli de la vocation prophétique de l’église ?
Prenant le contre-pied de telles initiatives, Bruce Gordon propose une autre alternative. Son constat est que l’indifférence est l’une des attitudes les plus répandus de notre époque vis-à-vis des églises chrétiennes historiques. Pour un nombre croissant d’individus au sein des sociétés occidentales, le christianisme est désormais perçu comme une composante historique du monde de leurs grands-parents, un héritage d’un ordre dont l’autorité et le langage se sont estompés. Bien qu'ils aient conscience que le christianisme est un élément de leur culture et de leur histoire, cela demeure pour eux une réalité distante. S’il leur arrive de franchir la porte d’un édifice religieux, c’est pour participer à un concert ou par curiosité lors des journées du patrimoine.
En même temps, ces contemporains pointent le fait que leurs parents ont transmis de faibles attentes vis-à-vis de la vie et des doutes quant à la décision d’avoir des enfants. Ils manifestent une forme de cynisme teintée de colère vis-à-vis du matérialisme, du consumérisme et de la lenteur des démocraties à faire face aux inégalités sociales, aux autoritarismes et la crise écologique. Ce que ces gens expriment, c’est de l’anxiété, ils parlent d’un sentiment de vide, la sensation qu’il leur manque un centre sur lequel s’appuyer pour aller de l’avant. Certes, la justice sociale, la protection de l'environnement et la promotion de la paix sont pour eux des causes importantes pour lesquels il vaut la peine de s’engager, même si ces causes ne requièrent pas de s’associer avec une religion organisée pour être défendues.
Gordon décrit ainsi un contexte où l’indifférence vis-à-vis des églises historiques jouxte de l’anxiété et une profonde recherche de sens. S’intéressant particulièrement à l’indifférence, Gordon l’analyse non seulement comme un fait sociologique, mais comme une crise théologique. Selon lui, ce désintérêt survient chaque fois que l’Église oublie sa vocation prophétique qui consiste à chercher ensemble une parole qui vient de Dieu et qui puisse « édifier, encourager, et réconforter » (1 Co 14,3). Lorsque cette vocation est délaissée, la religion devient décorative, un vernis d’une culture qui a déjà ses propres dieux de la consommation et de l’affirmation individualiste de soi.
Le prophète est celui dont la parole est porteuse de sens
Selon l'interprétation de Zwingli du rôle prophétique, Gordon souligne que l’opposé de la prophétie n'est pas l’absence de foi, mais plutôt un discours vide et dénué de sens. Dans un texte datant de 1529, Zwingli avertit que Dieu ne lui a pas permis de devenir celui « qui fait du bruit », mais plutôt celui « qui parle avec entendement ».
Dans le flux ininterrompu des réseaux sociaux où des messages pertinents sont noyés au milieu d’autres informations plus émotionnelles et tonitruantes, le théologien de Yale voit que la distinction faite par Zwingli garde toute sa pertinence. Dans une culture de stimulation constante et de commentaires incessants où chacun est hyperconnecté, l’attention des contemporains est sur-sollicitée, avec comme résultat une incapacité à écouter vraiment. Dans ce contexte, les déclarations des églises apparaissent comme une voix parmi tant d’autres. Elles se perdent dans le brouhaha ambiant de la place publique.
Or c’est précisément dans ce contexte que Gordon voit l’intérêt de redécouvrir la théologie prophétique de Zwingli. Pour le réformateur zurichois, « le langage de la vérité est simple », la Parole doit être placée « sur la scène publique, aussi simple et rustiquement vêtue soit-elle ». Loin d’appartenir au passé, ces déclarations présentent un caractère innovant et demeurent pleinement d’actualité. Au milieu de l’épuisement du spectacle, elles invitent à exprimer une parole vraie, dite sans manipulation. En exposant les Écritures « sur la scène publique, aussi simples et rustiques fussent-elles », Zwingli ne cherchait pas à les faire entrer dans les standards de la mode de l’époque. Son intention était autre. Déclarant que la vérité n’avait pas besoin de déguisement, son acte consistait à dépouiller le langage du pouvoir de son temps en offrant à tous la possibilité d’accéder de manière simple aux textes que ce pouvoir utilisait pour légitimer son influence sur la société. Dans cette simplicité, l’enjeu était de parler vrai, exprimer ce que l’on entendait du texte sans chercher de manière détournée à influencer l’autre.
Offrir non du divertissement, mais de l’attention
Selon Gordon, la simplicité prophétique constitue un moyen de s’opposer à une société obsédée par les plateaux tapageurs qui attirent l’attention. En effet, dans la Zurich de Zwingli, la Prophezei, le rassemblement quotidien pour la lecture et la discussion des Écritures, n’était pas une mise en scène mais une pratique d’écoute partagée. En débattant ensemble du texte biblique, des érudits, des pasteurs et des citoyens se réunissaient pour débattre de sa signification pour leur aujourd'hui. Cette « république des interprètes » comme elle a été nommée ultérieurement, était une éducation à la patience, une école de l’attention à la parole de l’autre. Dans notre monde contemporain où l’attention est constamment sollicitée, cette démarche qui apprend à vraiment écouter l’autre, peut être en soi un acte de liberté.
Gordon aspire à ce que l’église retrouve cette vocation prophétique : dans un monde bruyant, que l’église n’offre pas du divertissement, mais de l’attention. Qu’elle n’apporte pas du bruit supplémentaire, mais du sens ; qu’elle devienne une communauté qui prend le temps d’écouter, d’apprendre et de se laisser transformer.
Pour une génération lassée de l’ironie et en quête de sens, Gordon voit que la pertinence des églises ne réside pas dans le fait d’être cool, mais dans le fait d’être des espaces où chacun dans la pratique communautaire d’écoute des Écritures apprend à formuler une parole pleine de sens et qui sonne vrai au milieu des bruits du monde.
À un individu contemporain façonné par la compétition et l’autopromotion, une telle communauté offre un apprentissage où la connaissance n’est pas utilisée comme une arme ; la rivalité est remplacée par la gratitude pour ce que l’autre apporte ; la pose ou la mise en scène incessante de soi sont remplacées par la pratique de l’humilité, car ici il ne s’agit pas de se réaliser soi-même, mais d’être transformé par la parole biblique mieux perçue grâce aux autres.
Conclusion
L’église que Gordon aspire de ses vœux ne sera peut-être pas pleine, ni ne deviendra une megachurch. Mais à mon avis, elle peut faire quelque chose de plus important si elle devient et reste un espace où l’écoute de la parole biblique et le dialogue se vivent authentiquement : réapprendre à chacun à parler vrai, dans la simplicité et sans manipulation.
Il est vrai qu’historiquement comme l’a rappelé le théologien suisse Stephan Jütte lors du colloque, les églises ont montré des difficultés à préserver de tels espaces de dialogue. Au lieu de maintenir la quête collective, elles ont repris des positions autoritaires d’affirmation de la vérité.
Une église sera vraiment prophétique si elle accepte sans cesse ouverture, contradiction et échec, non par résignation mais par confiance.
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"Notre tâche est de nous imprégner si profondément, si douloureusement et si passionnément de cette terre provisoire et éphémère, que son essence ressuscite en nous, invisible.
Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour le recueillir dans la grande ruche d'or de l'invisible."
Lettre à Witold VON HULEWICZ (13 novembre 1925), Correspondances de Rainer-Maria RILKE